Poème sur Charles Martel

 

Voici comme Eude, empereur d'Aquitaine,
Les Sarrasins, peuple innombrable, amène
Contre Martel, à la guerre conduits
Par Abdirame antique sang des Juifs,
Qui d'Abraham et de Sarah sa femme,
Se vantera: ce cruel Abdirame
Cruel de port, de moustache, et de cœur,
Des puissants dieux et des hommes moqueur,
Tout acharné de meurtre et de furie,
Enflé d'orgueil, enflé de vanterie,
Doit amasser les siens de toutes parts
Femmes, enfants, vieux et jeunes soudards,
Valets, bouviers, marchands, afin que l'onde
D'un si grand ouï effraye tout le monde.

Ces Sarrasins au travail obstiné,
Outrepassant les cloîtres Pyrénéens,
Et file à file épuisant toute Espagne,
Se planteront au pied de la campagne
Avec grands cris, tels que les grues font
Quand queue à queue en ordre s'en revont,
Hautes au vent, et déhachant les nues,
Vont reloger en leurs terres connues,
Fuyant l'hiver: un cri tranchant et haut
Se fait en l'air, tout le ciel en tressaut !

La mer ne pousse aux rives tant d'arènes,
De tant de feux les voûtes ne sont pleines
Au ciel la nuit, que de peuples pressés,
Dessous ce roi se verront amassés.
Ils tariront le coulant des fontaines:
Dessous leurs pieds feront trembler les plaines,
Grands comme pins en hauteur élevés:
Prendront Bordeaux et les peuples lavés
De la Gironde, et d'ardeur violente,
Viendront puiser les eaux de la Charente,
Ne pardonnant à temples ni moutiers:
D'avares mains saccageront Poitiers,
Rasant châteaux et villes enfermées,
Et près de Tours camperont leurs armées.

Là l'invincible, indomptable Martel,
Ne s'étonnant de voir un nombre tel,
Mais d'autant plus ayant l'âme échauffée,
Qu'il verra grand le gain de son trophée,
Chaud de louange, au péril hasardeux,
Ira planter son camp au devant d'eux;
Les menaçant: la déesse Bellone
Courra devant, et Mars qui aiguillonne
Le cœur des Rois, pour sauver dérechef
Ce vaillant duc lui pendra sur le chef.

Ce jour Martel aura tant de courage,
Qu'apparaissant en hauteur davantage
Que de coutume, on le dira vêtu
D'un corps divin renforcé de vertu.
Le sacre fait, l'hostie étant rompue
Et départie à la troupe repue,
D'un vrai saint pain, chacun armé de Dieu,
S'arma de fer, et s'arrange en son lieu.

Lui tout horrible en armes flamboyantes,
Mêlant le fifre aux trompettes bruyantes.
Et de tambours rompant le ciel voisin,
Essuiera le peuple Sarrasin,
Qui l'air autour emplira de hurlées.
Ainsi qu'on voit les torrents aux vallées,
Du haut des monts descendre d'un grand bruit,
En écumant la ravine se suit
A gros bouillons, et maîtrisant la plaine,
Gâte des bœufs et des bouviers la peine;
Ainsi courra de la fureur guidé
Avec grand bruit ce peuple débridé.

Or comme on voit alors qu'une tempête
D'un grand rocher vient arracher la tête.
Puis la poussant et lui pressant le pas
La fait rouler du haut jusques à bas:
Tour dessus tour, bond dessus bond se roule,
Ce gros morceau qui rompt, fracasse, et foule
Les bois tronqués, et d'un bruit violent
Sans résistance à val se va boulant.

Mais quand sa chute en tournant est roulée
Jusqu'au profond de la creuse vallée
S'arrête coi : bondissant il ne peut
Courir plus outre, et d'autant plus qu'il veut
Rompre le bord et plus il se courrouce,
Plus le rempart le chasse et le repousse:
Ainsi leur camp en bandes divisé
Ayant trouvé le peuple baptisé,
(Bien qu'acharné de meurtre et de tuerie)
Sera contraint d'arrêter sa furie.

Chacun de rang en son ordre se met,
Le pied le pied, l'armet touche l'armet,
La main la main, et la lance la lance,
contre un cheval l'autre cheval s'élance,
Et le piéton l'autre piéton assaut.
Ici l'adresse ici la force faut,
Sort et vertu pêle-mêle s'assemblent:
Dessous les coups les armures qui tremblent,
Font un grand son: Victoire qui pendait,
Douteuse au ciel, les combats regardait.

Au mois d'été quand la pauvre famille
Du laboureur tient en main la faucille,
Et se courbant à bas de son seigneur
Les épis murs, des campagnes l'honneur:
Tant de moisson, tant de blonde javelle,
L'une sur l'autre épais ne s'amoncelle
De tous côtés éparse sur les champs,
Que de corps morts par les glaives tranchants,
Seront meurtris de la gente sarrasine.
En moins d'un jour hôtes de Proserpine,
Iront là-bas trois cent mille tués,
L'un dessus l'autre en carnage rués.

Mille ans après les tourangelles plaines
Seront encore de carcasses si pleines,
D'os, de harnais, de vides morillons,
Que les bouviers en traçant leurs sillons,
N'ouïront sonner sous la terre férue
Que de grands os heurtés de la charrue.
Tel au combat sera ce grand Martel:
Qui plein de gloire et d'honneur immortel,
Perdra du tout par mille beaux trophées
Des Sarrasins les races étouffées,
Et des Français le nom victorieux
Par sa prouesse enverra jusqu'aux cieux.

Abder-Rahman

Ronsard, la Franciade, 1572


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